Le texte qui suit est tiré de La Minute papillon de Gaspard Amée, chronique diffusée une à deux fois par mois sur les ondes d'ICI Première (Radio-Canada), à l'émission « Culture et confiture » animée par Mireille Langlois.
🎧 ÉCOUTER
La feuille
Frôler les feuilles,
les feuilles en feu
qui lèchent nos pas…
L’automne est là.
À moins qu’il ne soit reparti,
déjà?
L’avez-vous vu se déployer
comme une marée rouge orangée,
grimpant aux arbres
en discret prodige
de l'accrobranche?
L’odeur des feuilles,
les sentiers qui crissent –
la forêt en cirque!
*
En sortant notre petit frisé
(bichon, de naissance),
je me suis dit que décidément,
je ne regardais pas assez en l’air.
C’était pourtant l’une des missions
que je m’étais fixée première,
dans l’univers :
m’organiser
pour devenir ce promeneur
du lundimanche,
ce pâle mordu
d’extérieur,
cultivant méthodiquement
une tête en l’air.
Ma résolution s’égare.
Ces jours-ci, je pique plus facilement du nez.
Perdu dans mes pensées –
ou tiré par un pipi.
Il faut dire que la courbe de mon nez
pique elle aussi naturellement…
Mais là n’est pas le sujet.
Que ce soit grâce à mon renifloir
ou à mon compagnon bichon,
dont le champ de vision
m’incline,
j’ai enfin remarqué
ces feuilles de toutes sortes
et de toutes formes,
parfois petites ailes de papillon,
parfois gigantesques oreilles d’éléphant,
aplaties sous nos yeux.
Quelquefois si profondément enfoncées dans le chemin,
comme fossilisées,
qu’on ne distingue plus vraiment leurs nervures
de nos marques de semelle.
En y regardant bien,
on se prendrait presque de passion
pour les herbiers :
ces collections de spécimens séchés,
blottis dans un livre,
qui ont fait les hivers
de nos aînés.
Il se pourrait même que la chiromancie,
cette cartomancie des lignes
nous prédisant l’avenir,
ait dans les forêts d’automne
quelques voisines…
*
L’unique feuille croisée ce matin par terre,
à l’extrémité de ma main en laisse,
notre frisé tiendrait tout entier dedans.
À cette feuille aux nervures palmées,
j’aurais presque eu envie de souffler
l’aventure de notre petit chien ramené de Corée,
roulé là, comme dans sa paume…
Histoire de voir si elle pourrait
s’inventer chiromancière,
pour m’aider à lire ou deviner la suite.
Mais elle était déjà si rouge –
c’est comme si elle hurlait
silencieusement
toute sa vie passée.
Alors,
je me suis ravisé.
Frôler les feuilles,
les feuilles en feu
qui lèchent nos pas.Elles ont cédé jeunesse,
vigueur, hauteur,
pour tomber là.Mais où puisent-elles la force
de nous ravir
mortes
dans leurs couleurs?
***
© Société Radio‑Canada.
Tous droits réservés.
[Est cité un fragment de Chute(s) et soubresaut(s), texte de l’auteur, primé cette année dans le cadre du Concours de création littéraire de l’Ouest et du Nord canadiens.]