Le texte qui suit est tiré de la Minute papillon de Gaspard Amée, chronique diffusée un samedi par mois sur les ondes d'ICI Première (Radio-Canada), à l'émission « Culture et confiture » animée par Mireille Langlois.

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Le méandre

Se déclarer maître du monde est une chose…
Mais maître du méandre ?

Vous en avez sûrement plein les oreilles,
de ces entourloupeurs qui parlent et parlent encore
pour tromper, triompher, puis trompéter.

On aurait envie de calme, non?

Celui de Sa Majesté,
par exemple,
comme l’écrit Nérée Beauchemin
à propos du Saint-Laurent :

En vain le précipice irrite sa puissance ;
De l’abîme à l’abîme, il redouble ses bonds.
Il passe. Tout le bruit de son effervescence,
À la longue, s’apaise en des calmes profonds.

*

Le mot méandre vient bien d’un fleuve : le Maiandros,
en Asie Mineure, connu pour ses sinuosités.
Et il a plus d’un tour.

Dans le méandre toxique,
celui des trompeteurs,
le mensonge est roi.

C’est la rivière qui noie le poisson.
Le serpent qui étouffe sa proie — en boucle.

On fait des coudes, de l’esbroufe.
Et on espère vous la boucler.

Le méandre-mosaïque,
ou l’ornement de la clé grecque,
représente un peu cette impasse symbolique :
une ligne brisée ou enroulée sur elle-même,
une succession de retours sur soi en angle droit,
qui semblent ne jamais finir…

*

On pourrait en rester là. 

Mais prenons « nos » fleuves. 

Ça ne vous chatouille pas l’imaginaire,
les contorsions du Fraser
entre Loos et Legrand,
Marguerite et Lilooet?  

Ou celles du Mackenzie
entre Little Chicago et Tulita?

Le méandre, à ce moment-là,
à ce moment précis de la divagation,
est aussi une forme de résistance.

Une caravane qui se moque du cirque.
Un… anticentre.

Moi, pour être honnête,
je préfère le lent à l’hurlant.
Le tambour aux trompettes.

Dans le méandre, je cherche la douceur.

D’ailleurs, vous ne trouvez pas qu’il y a quelque chose de
tendre dans ce « méandre »,
si on écoute bien le mot?

En anglais, meander garde un sens actif.
C’est un verbe.

Mais il signifie : errer avec lenteur. Vagabonder.

To meander
en oubliant peut-être
to where ?

*

Si vous avez déjà fait l’expérience d’un heureux détour,
vous savez ce que j’essaie laborieusement de dire
en passant par trop de chemins :

il arrive que le méandre cache de la mélodie
dans son absence de ligne droite, de partition.

Que l’on trouve dans la dérive
de nos pensées,
une voix de passage. 

Et que celle-ci débouche,
tout doucement,
sur l’estuaire.

Apprenez-moi à naviguer aux fjords du hasard
Sinuant à travers mon abyssale ignorance
,

implore le grand Malcom Lowry,
dans l’un de ses poèmes de Vancouver.

Je m’accroche à cette réflexion,
celle du bien nommé Glissant (Édouard, de son prénom) :
la pensée archipélique.

Elle en emprunte l’ambigu,
le fragile,
le dérivé.
Elle consent à la pratique du détour,
qui n’est pas fuite
ni renoncement.

Elle nous ouvre d’autres mers.

*

Alors oui :
il y a de la beauté dans le méandre.

Et même, parfois,
de la joie à « emméandrer » le monde.

À condition de respecter
ce qui résiste à être saisi tout de suite.

Et surtout, de ne rien vouloir tordre.

***

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Tous droits réservés.

[Le premier extrait cité dans cette chronique est tiré du poème Le Fleuve de Nérée Beauchemin, paru en 1928 dans Patrie intime. Le second est tiré du recueil Le phare appelle à lui la tempête (Et autres poèmes) de Malcolm Lowry, paru en 2023. Un fragment du Traité du Tout-Monde d’Édouard Glissant, paru en 1997, est cité en conclusion.]